Démarche artistique

Je peins dans la pénombre. C’est là que les formes cessent de s’imposer et commencent à exister vraiment. Chaque toile naît d’un instant précis : une vibration, une émotion trop rapide pour être décrite. Alors je peins avant que tout ne disparaisse. Je peins vite - presque d’un seul geste - pour préserver ce moment fragile. Mais je peins aussi lentement, au fond : à la température du monde, au rythme des millénaires.

J’utilise l’huile, un médium lent, profond, ancestral. Et pourtant je peins vite. C’est un paradoxe assumé. La lenteur n’est pas dans ma main : elle est dans la matière. Je cherche la temporalité des millénaires, mais je la saisis en quelques minutes. Un grand format peut naître en moins d’une heure lorsque tout s’aligne. Mes gestes rapides préservent l’éphémère ; l’huile, elle, lui donne du poids, une densité, une mémoire. L’un ne va pas sans l’autre : je peins vite pour ne pas trahir l’instant, et lentement par la nature même de ce qui se dépose.

Dans mes toiles il n’y a pas de décor. Montagnes, nuées, traces de vent, arêtes, silhouettes… ils ne représentent rien d’autre que la présence. Une présence qui se cherche, se forme, ou parfois s’efface. Je peins la vie primordiale - non pas celle qui devient, mais cet instant fragile où elle décide de devenir. Un nuage n’est pas encore un nuage. Une montagne n’est pas encore née. Une forme hésite entre paraître et s’effacer. Ce moment de bascule, ce souffle entre deux états, c’est lui que je poursuis.

Je peins aussi le temps. Pas le temps humain, trop court, trop pressé, trop bruyant - mais celui des roches, des forces, des millénaires. Celui qui traverse, creuse, transforme sans jamais faire de bruit. Ce temps là laisse des cicatrices invisibles, des traces intérieures que personne ne voit et qui pourtant changent tout. Je peins ces fractures silencieuses, ces résidus de passage, ces marques qui sculptent autant la matière que l’âme.

Tout ce que je fais naît d’une écoute : celle d’un silence intérieur qui m’habite depuis toujours. Un silence vigilent, attentif, qui me permet de percevoir les choses avant qu’elles ne se figent. Dans la nuit de mon atelier, je peins comme on tente d’attraper un souffle au vol. La peinture devient un prolongement du Jeet Kune Do que je pratique : pas de forme imposée, pas de cadre fixe - seulement l’instant juste, le mouvement qui s’impose de lui-même, l’interception pure.

Je n’attends pas du spectateur qu’il “comprenne”. Je lui demande plutôt de ralentir. D’entrer dans la même pénombre que celle où mes toiles son nées. De laisser tomber les codes, les symboles, les habitudes de lecture. De regarder non pas ce que la toile montre, mais ce qu’elle laisse deviner. Chacun porte ses propres cicatrices, ses propres fragments, ses propres naissances. Si mes œuvres touchent quelque chose, c’est parce que cet espace existe déjà en chacun - il suffit juste de s’y arrêter assez longtemps pour le sentir.

Je ne cherche ni l’exploit technique ni l’effet. Je cherche un battement. Une présence. Quelque chose qui se révèle ou s’échappe dans le même geste. Un monde silencieux, lent, intérieur - mais intensément vivant.

Démarche approfondie

Ma peinture s’ancre dans une exploration du temps, du silence et des états d’être. J’y poursuis ces instants de bascule infiniment fragiles, ces moments éphémères que l’on perçoit du coin de l’œil et qui s’évanouissent dès qu’on tente de les saisir.

Je peins dans la pénombre, souvent la nuit, lorsque le monde s’endort et que le bruit se dissout. C’est dans ce retrait que le silence devient espace, que le temps ralentit, que mon regard se détourne du dehors pour plonger dans une écoute plus intérieure. La lumière y devient rare, précieuse, presque consciente.

Je ne cherche pas à figer, mais à révéler le passage. Je peins vite, non par précipitation, mais par fidélité à l’éphémère, pour ne pas trahir cette vibration qui bascule déjà. Je ne pratique pas le repentir : chaque geste appartient à l’instant qui l’a fait naître. Le reprendre serait altérer sa vérité, rompre le lien fragile avec ce moment qui ne se répètera pas.

Ma pratique s’appuie sur une philosophie de la “non pensée”, proche du Jeet Kune Do que je pratique, où le geste précède l’intellect. Devant la toile, je ne planifie pas. Je laisse le corps agir, la matière répondre, l’instinct guider, dans cet état où la peinture devient un prolongement direct de ce qui me traverse.

Je me peins moi-même à travers mes silences, mes tensions, mes fragilités, mes mouvements intérieurs. Mais cet autoportrait n’est jamais clos sur lui-même : il devient un territoire sensible dans lequel chacun peut reconnaître ses propres états, ses propres vertiges, ses propres fractures et respirations.

Je ne peins pas l’oiseau, mais la trace de son passage. Je ne peins pas la montagne, mais l’instant où la lumière lui murmure “tu peux”, tout en sachant que cette permission reste fragile, suspendue, déjà menacée par sa disparition.

La lumière, dans mon travail, est une présence presque vivante, une force délicate qui habite la matière et lui offre, l’espace d’un instant, la possibilité d’exister. Mais cette existence demeure précaire, traversée par le temps, par le silence, par l’idée même de sa fin.

Le temps n’est pas une simple durée. Il est une force silencieuse qui travers la matière, la transforme, la marque de l’intérieur, comme il travers les êtres et y dépose des traces invisibles, des mémoires sensibles, des cicatrices discrètes.

Je choisis de ne pas vernir ni encadrer mes œuvres. Ce refus n’est pas un abandon, mais un acte conscient : celui de ne pas figer la matière, de laisser le temps poursuivre son œuvre, de permettre à la toile de continuer à respirer, à évoluer, à se transformer. L’œuvre ne s’arrête pas à la dernière touche ; elle se prolonge dans l’espace qui l’accueille, dans la lumière qui la traverse, dans le regard qui la rencontre.

Chaque peinture devient ainsi un espace de bascule, un autoportrait intérieur autant qu’un miroir offert à l’autre. Un lieu où le regard est invité à ralentir, où le cœur est invité à suspendre un battement sur deux, à entrer dans une temporalité autre, plus lente, plus fragile où chacun peut venir reconnaître sa propre présence, sa propre lumière vacillante.